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Traduction et conscience : un état de grâce

Je ne me fatiguerai jamais de le dire : nous ne sommes pas des machines. Nous ne sommes pas en compétition avec les ordinateurs. Ils ne prendront pas notre place. Ce sont des outils à notre service, qui font certaines opérations plus vite et mieux que nous. Mais nous, nous sommes des êtres conscients. Notre conscience nous permet de comprendre et de faire, d'une part, et de sentir, d'autre part. C'est bien ce que le philosophe Frank Jackson nous fait comprendre en nous présentant l'histoire de Marie.

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Imaginons que Marie, l’une des plus grandes neurobiologistes au monde spécialisée dans la vision des couleurs, est enfermée depuis sa naissance dans une chambre où tout est en noir et blanc. Tout ce qu’elle sait sur la vision des couleurs, elle l’a donc appris dans des livres écrits en noir sur des pages blanches qu’elle lit depuis qu’elle est toute jeune. Marie en vient donc ainsi à connaître tous les faits pertinents sur notre perception des couleurs.

Un jour, pour la première fois de sa vie, Marie sort de sa chambre et voit les vraies couleurs du monde qui l’entoure. «Voilà donc ce que cela fait de voir du rouge !», s’exclame-t-elle alors en voyant des tulipes rouges. Marie semble alors expérimenter quelque chose de complètement nouveau, nous dit Jackson dans son expérience de pensée. Comment alors est-il possible qu’ayant eu accès à absolument toute l’information imaginable sur la vision des couleurs, elle puisse découvrir encore quelque chose de nouveau simplement en voyant la couleur ? Ce quelque chose de nouveau, c’est le qualium du rouge particulier de la fleur qu’elle a vue, conclut la petite fable. (Le cerveau à tous les niveaux)

Et cette sensibilité est un atout merveilleux quand nous traduisons : elle nous permet de rendre un texte idiomatique ou élégant, d'exercer notre empathie à l'égard de notre client (en ne réécrivant pas le texte comme nous l'aurions voulu, mais en nous adaptant à ses besoins).

Quant à la traduction, ce n'est pas une activité naturelle. En fait, elle conjugue deux activités naturelles, la compréhension et la production d'énoncés. Notre travail est loin d'être évident : nous nous trouvons dans l'obligation de concilier des processus différents. Et pour ajouter à la difficulté, ils sont automatiques, donc hors du champ de notre conscience. Depuis la petite école, nous n'avons plus conscience de la façon dont l'information est traitée que ce soit en lisant ou en écrivant. C'est tout à fait normal. Quel embarras ce serait s'il fallait chaque fois ramener à notre conscience ces processus! Mais qu'en est-il quand on comprend et on produit des énoncés en même temps? Et de surcroît dans deux langues différentes? Il faut coordonner les processus, sans quoi on s'empêtre dans une traduction mot à mot. Mais comment faire?

Première étape, il faut reprendre contact avec ces processus, les ramener à la conscience pour les manipuler en fonction des exigences de la traduction. Deuxième étape, il faut apprendre à les contrôler et à les utiliser à volonté, comme un danseur qui utilise ses muscles pour exécuter les mouvements qui lui permettront d'exprimer certaines émotions. Le contrôle chez le traducteur passe par le recours discipliné à une respiration consciente. Les battements cardiaques régularisés par cette respiration sont des impulsions qui scandent l'activité de notre cerveau et permettent à tous les processus de travailler au même rythme. Je vois une belle analogie avec le chef d'orchestre et ses musiciens. C'est à cet état de grâce qu'il faut aspirer.

Sources : Le cerveau à tous les niveaux, Consciousness: Unity in Time Rather Than Space? (vidéo), Wolf Singer et Mind Blanking; When the Stream of Consciousness Runs Dry, Adrian Ward (vidéo) .

Sylvie Lemieux

B.A. (trad.), M.A. (trad. et termi.), Ph. D. (ling.)

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